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Jean Louis Poitevin, « L'ailleurs des regards », 2008

L’ailleurs des regards

 

 

Instants de vie

Le rôle de l’art et des artistes inclut en particulier de prêter attention aux ces phénomènes nouveaux qui affectent une époque. En choisissant de prendre pour sujet dominant les gens qui hantent les mégapoles d’aujourd’hui, Li Fang se situe dans cette tradition qui veut que l’art soit non tant le reflet de la société que l’espace dans lequel elle tente et parfois réussit à faire face à elle-même.

L’une des caractéristiques essentielles du monde actuel est que tout y est image, ou passé au crible des images. Chaque instant de la vie est susceptible d’être filmé par une caméra de surveillance, photographié par un ami, un inconnu. Li Fang a choisi, avant de peindre, de se glisser dans le flot des humains qui hantent les villes et les peuplent de leur solitude afin de les photographier.

 

Corps, vêtements, visages

Sur les tableaux, ils sont  deux, ou trois. Souvent, ils se déplacent. Ce sont les passants du XXIème siècle, les errants des centres commerciaux et des rues tristes de banlieue. On les regarde et pourtant on les reconnaît, mais pas comme telle ou telle personne. Le portrait que l’on voit à travers eux, c’est celui d’une époque, d’un moment du monde, c’est notre portrait. Et si nous frémissons devant ces tableaux, c’est que rien ne semble devoir venir troubler l’impression que ces personnages nous font d’être absorbés dans de mystérieuses pensées, ou dans des rêves indéfinissables.

Cela tient à la manière dont Li Fang aborde l’acte de peindre. Elle développe une technique singulière. Elle peint par larges touches les corps recouverts de leurs vêtements qui apparaissent ainsi comme des blocs sculptés à même la matière colorée et agencés les uns avec les autres par la seule puissance du pinceau quand il s’avance à la rencontre de la lumière.

Mais ce qui caractérise surtout la technique de Li Fang, c’est qu’elle travaille la matière même des visages, les traits, la peau, comme elle le fait pour les corps et les vêtements. C’est cette unité du traitement qui transforme ces personnes sorties de notre univers quotidien et qui nous ressemblent par leur allure, en des êtres qui, n’ayant plus d’autre consistance que celle de la peinture, nous renvoient l’image de nos solitudes partagées.

 

Les deux côtés de la lumière

L’autre caractéristique du travail de Li Fang, ce sont ses fonds. Dans la très grande majorité de ses toiles, ils sont blancs. La neutralité de ce fond donne aux blocs de couleurs dans lesquels se fondent les personnages, un tremblé qui ressemble au flou d’une photographie dont la mise au point aurait été volontairement mal faite. Ce blanc qui est l’incarnation du vide est aussi la forme de l’espace dans un monde qui, en réalité, est envahi par les murs et le béton. Il trame la présence d’une profondeur vitale. Ainsi, sur ces tableaux, c’est comme si Li Fang faisait surgir l’arrière-plan, les murs des villes, à l’intérieur des personnages.

Mais le blanc est avant tout lumière et comme lumière, il incarne la puissance qui à la fois aveugle et révèle, rend visible et efface, fait exister les personnages et permet de montrer comment ils fusionnent avec l’espace qui les enveloppe.

Quelques toiles ont, elles, un fond noir, noir comme la nuit et comme l’oubli, noir comme une pièce close. Ce noir évoque tout ce qui se trouve à l’intérieur, et pourtant nous échappe. Sur ces fonds noirs, les figures se détachent autrement. Au lieu d’en surgir, elles semblent y être absorbées, comme si elles luttaient contre cette nuit intérieure. Les blocs de lumière colorée des corps et des vêtements font alors l’effet de trouées de vide dans la masse du cosmos. Ainsi, le clown vêtu de blanc, de gris et de touches roses, apparaît comme un écho de la présence énigmatique du vide dans la consistance négative du plein.

Mais ce qui donne aux oeuvres de Li Fang une telle vitalité, c’est sa manière de saisir le mouvement de ces corps. Personne, jamais, n’est au repos. Chacun semble à la fois pris dans le souffle de la vie et traversé par lui. Le plus souvent les personnages marchent. La frénésie de déplacements qui les anime est la force qui les rapproche d’eux-mêmes en tant que corps mais semble les éloigner d’eux-mêmes en tant qu’êtres.

Ce mouvement qui semble les porter au-delà d’eux-mêmes exacerbe surtout leur évidente solitude. Il le fait comme si elle était un état conférant à ces corps une intensité propre et une beauté tangible. Anonyme et fuyant, chaque personnage devient le signe d’une vie pleine portée par une puissance d’expression irréductible. Il est à la fois et lui-même et les autres, tout en n’étant ni lui-même ni un autre.

 

L’impensable du regard

Le fait de choisir de peindre les corps et les visages avec le même type de touches a conduit Li Fang à ne pas peindre les yeux. Et en effet, dans cet ensemble de toiles qu’elle consacre aux passages et aux passants, les personnages ne nous regardent pas. Cette absence de regard agit comme une signature dans les tableaux de cette période, c’est aussi l’élément à partir duquel il est possible d’appréhender l’évolution récente de la peinture de Li Fang.

Le regard exprime la manière dont le peintre, mais aussi ceux qui sont représentés sur les tableaux voient le monde. N’ayant pas d’yeux, on peut dire qu’ils ne le voient pas. Cela ne les empêche pourtant pas d’exprimer leur vision du monde à travers leurs attitudes. Et en effet, tout en eux rend sensible cette profonde solitude qui semble à la fois les lier ensemble et les tenir à distance d’eux-mêmes comme des autres.

Dans ses tableaux les plus récents, ceux de la série Piscine en particulier, Li Fang a commencé à faire apparaître sur les visages quelque chose qui pourrait être un regard.

En fait, ces éléments noirs représentent parfois des lunettes, parfois des taches formées par les reflets sur le visage des jeux de la lumière qui animent l’eau. Dans tous les cas, ces éléments traduisent en fait des manières de masquer le regard.

Ce que les tableaux de Li Fang nous offrent, à nous qui sommes fascinés par les images mobiles, c’est la possibilité de prendre la mesure de ce qui nous échappe dans cette fascination. Ces regards « négatifs », qui fonctionnent comme des masques, donnent l’impression que les personnages fuient sans fin vers un ailleurs indéfini.

L’ailleurs qui est le lieu de l’espoir, est aussi le point focal de l’absence d’espoir. Si rien ne nous empêche d’espérer, tout ce qui nous entoure semble nous dire qu’il n’y a pas de certitude quant à la vérité de cet espoir.  Telle est la situation des êtres qui peuplent les toiles Li Fang, telle est notre situation. Mais telle est aussi notre chance, car nous avons la possibilité, en contemplant ces œuvres, de faire face à la nuit qui nous habite, cette nuit inverse des regards sans laquelle l’espoir n’existerait pas.

 

Jean Louis POITEVIN

Critique d’art

Le 26 mars 2008, Paris