Selina Ting , « …Entre ce qui est indicible et ce que nous chérissons », 2011
…Entre ce qui est indicible et ce que nous chérissons
Les peintures de Li Fang ont l’air familier. Pourtant, cette familiarité est profondément imprégnée d'une atmosphère dérangeante qui modifie notre lecture de la peinture.
Fascinée depuis toujours par la vitalité et la vitesse propres aux environnements citadins, son esthétique s’élabore à partir d’expériences intuitives, son ressenti face à la fugacité de la vie urbaine et la fluidité des relations interpersonnelles. Ses peintures, centrées sur le thème de l'urbanité et réalisées à partir de ses propres photographies, sont autant d’études sociologiques du monde contemporain.
Le mouvement est probablement l’élément visuel dont l’impact est le plus immédiatement identifiable dans les peintures de Li Fang. Afin de capter l’énergie évanescente de la société contemporaine, l’artiste adapte un style dérivé de l’abstraction, fait de blocs de couleurs juxtaposées. Ce procédé ressemble au groupement de pixels dans la formation d'une image numérique. Pour l’artiste, lorsqu’une image apparaît progressivement sur l’écran à partir de millions de pixels, elle est en soi une sorte de mouvement. Les tableaux capturent à un moment précis ces figures engagées dans un mouvement perpétuel. Elles sont prises à l’instant fugitif où elles apparaissent et disparaissent, comme si l’action venait se dissoudre et se distiller dans le cadre. A Paris, Londres, Pékin, Shanghai ou Venise, la présence éphémère et anonyme des « Passants » représente une vitalité toute moderne mais pleine d’ambiguïté, prise entre la poursuite d’un désir intense de réalisation de soi et d’auto-effacement. L'aliénation et l'indifférence dans une foule anonyme sont les signatures de notre temps.
Si cette série des « Passants » évoque la tension accumulée du corps en mouvement, celles des « Piscine », « Pelouse » et « Eaux Dormantes » offrent un moment de calme. Les individus, décontractés, y sont capturés dans un environnement plus intime où règne la sérénité. La facture caractéristique de l’artiste qui tendait à l’abstraction avec les « Passants » prend ici une dimension plus architecturée et volumétrique. Malgré l’impression d’harmonie qui se dégage des compositions, la même impossibilité des individus à communiquer demeure, nous privant ainsi de toute interprétation facile. L’isolement est-il une conséquence indésirable de l’époque dans laquelle nous vivons ou un besoin permanent de l’individu ?
Dans les séries des « Portraits » et « Autoportraits », l’artiste s’est consacrée à la représentation plus subtile des états d’âme. S’appuyant sur des photos de sa famille et de ses connaissances, Li Fang capte ses modèles dans des activités quotidiennes. Toutefois, ce qui intéresse l'artiste n'est pas une représentation réaliste de ces activités quotidiennes, mais l'intention ou l’émotion cachée qui, accidentellement libérée, trahit son maître – l'indulgence motivée par l'amour parental, l'avidité face à une glace ou du chocolat, une mélancolie enfantine, la remise en question qui découle de l'instabilité identitaire que procure un masque, les mutations qu’induisent une relation sentimentale, l'auto-contemplation cruelle et troublante projetée sur les spectateurs, etc.. Les teintes sombres et chaudes évoquent les portraits classiques et contrastent parfois avec la vivacité ou l’espièglerie des situations. Au contraire des « Passants » anonymes, libres et parés de couleurs vives, il se dégage de la série des portraits une atmosphère presque solennelle. Ici, c’est l'attitude du personnage qui préside à l'atmosphère de l’ensemble du tableau.
Cette atmosphère dérangeante qui règne le tableau est encore plus évident dans les autoportraits, ou encore le triptyque « métamorphose ». L’artiste emploie des masques cosmétiques qui deviennent blancs et rigides une fois sec, dissimulant toutes expressions naturelles. Contrairement aux masques Vénitiens, les masques cosmétiques épousent les détails du visage pour offrir une représentation désincarnée de notre for intérieur. L'ambiguïté entre l'effacement et l’émergence d’expressions reconnaissables évoque un double jeu. D'une part, il déclenche les émotions cachées et les désirs primitifs de la personne, d'autre part, il éveille une sensation de malaise chez le spectateur. Les regards volontaires de ses personnages laissent à penser que le sujet principal n’est pas celui qui est peint, mais la réaction du spectateur face aux circonstances dans lequel se trouvent les personnages. Avec une désinvolture trompeuse, Li Fang met à nu l’instinct primitif que le verni social cherche inlassablement à dissimuler. Cette série n’offre aucun confort aux spectateurs, mais une complicité insolite nourrie par la confusion entre les émotions réprimées et libérées.
La déconstruction picturale de la physionomie opérée par l’artiste est conçue pour confondre l'œil. L'idée sous-jacente est essentiellement motivée par l’homogénéisation de l’être urbanisé. La déconstruction des visages suggère au spectateur une nouvelle manière de voir. Le travail de Li Fang nous permet de comprendre la manière dont certains gestes ou certaines attitudes émanent d’un domaine visuel assimilé par l’esprit avant même que l’œil ne vienne l’interpréter. Comme le dit l’artiste, « la peinture est un procédé de distillation de l'essence de l'être dont le seul but est de conserver l'aura de l'individu. »
Ce que nous voyons sur les toiles de Li Fang est autant troublant psychologiquement que beau et violent. En embrassant la totalité de l'expérience humaine, Li Fang trouve une beauté éternelle, non pas dans le plaisir immédiat, mais dans l'écart entre ce qui est indicible et ce que nous chérissons.