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Interview par le Musée Cernuschi 2014

Interview par le Musée Cernuschi

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Musée Cernuschi : Pourquoi vous êtes-vous dirigée vers des études artistiques ?

Li Fang : Petite, j’aimais dessiner mais mes parents, mes professeurs, me l’interdisaient. Je le faisais donc en cachette. Après le collège, j’ai suivi une formation pour devenir professeur d’école primaire. C’est à partir de là que j’ai pu m’épanouir, dessiner, peindre, car cela faisait partie des cours que je recevais et, enfin, j’y étais encouragée. J’ai beaucoup aimé l’écriture, aussi, mais le dessin avait cet effet magique sur moi, qui m’a poussé à être artiste-peintre. Dès 16 ans, je savais donc ce que je voulais faire.

MC : Êtes-vous devenue professeur d’école primaire ?

LF : Oui, j’ai été institutrice pendant deux ans, de 1986 à 1988. J’en ai profité pour me préparer au concours de l’École des Beaux-Arts.  Mais j’ai rencontré beaucoup de difficultés car je n’étais pas censée reprendre des études, étant déjà professeur fonctionnaire. Officiellement, c’était interdit et mes parents, mes collègues, ont bien veillé à me le rappeler.  Quand j’expliquais que je voulais faire les Beaux-Arts, les gens trouvaient cela absurde car les études universitaires étaient uniquement réservées à ceux qui sortaient du lycée, pas à ceux qui bénéficiaient déjà d’un poste.

MC : Mais vous avez persévéré.

LF : J’ai préparé et passé discrètement le concours qui m’ouvrait les portes du département des Beaux-Arts de l’Ecole Normale de Nankin (南京师范大学). J’ai eu une très bonne note, la meilleure de la province. Mon directeur d’alors a été touché. Il s’est dit que j’étais talentueuse et ne m’a pas bloquée. C’était alors à moi de convaincre le directeur du bureau de l’éducation de la ville de Pizhou, car je n’avais pas le droit de me démissionner.

MC : Et vous avez réussi ?

LF : J’ai réussi après plusieurs essais. Au début, il a dit non, puis au bout de 5 ou 6 fois, il m’a proposé d’autres formations. Elles ne me correspondaient pas car je voulais vraiment faire les Beaux-Arts. Finalement, il m’a laissé quitter mon poste pour entrer, à titre exceptionnel, à l’Ecole Normale de Nankin. C’était la première fois que je rencontrais des difficultés avec ma hiérarchie, mais seul le premier pas a été le plus difficile !

Ces études ont duré quatre ans, je m’y suis spécialisée en peinture. Les deux premières années, j’ai suivi des cours de peinture à l’encre, de calligraphie et de gravure, les deux suivantes je me suis orientée vers la peinture à l’huile, avec l’apprentissage de techniques particulières, comme la laque et la peinture décorative.

La peinture décorative bénéficiait d’un enseignement, d’une technique et d’un esprit plus libres et plus souples que celle à l’huile, laquelle était encore enfermée dans une phase « soviétique », rigide, et se devait d’être au service de la politique et du peuple.

 

MC : À quoi cette formation a-t-elle abouti ?

LF : C’était une Ecole Normale. J’étais donc formée à être professeur. Comme je l’étais déjà auparavant, je n’avais pas le droit de changer d’orientation. Après mon diplôme, en 1992, je suis donc redevenue professeur, mais à l’Ecole Normale Primaire de Yunhe (江苏运河师范学校), là où j’ai fait mes premières études. J’y suis restée une année, avant d’enseigner trois autres années à l’Ecole de la Mine de Chine (中国矿业大学), qui formait des ingénieurs. Je travaillais dans le département des arts décoratifs et du design.

MC : En parallèle, vous commencez à produire.

LF : Je passe alors tout mon temps libre à peindre. Mes inspirations venaient plutôt de la littérature, particulièrement d’écrivains occidentaux du XXe siècle comme Kafka et García Márquez. Ce sont les ambiances absurdes qui m’inspiraient dans ces livres et que je retrouvais dans la vie quotidienne. La question était : comment les retranscrire ? Je peignais des personnages dans des environnements et des situations étranges, au milieu d’antiquités, pour retranscrire ma solitude et mon incompréhension de la société.

MC : Vous exposez ces œuvres ?

LF : Non. Je peignais alors seulement pour moi. C’était une sorte de journal intime. Je peignais d’ailleurs aussi mes rêves. Ce n’était pas destiné à être exposé.

MC : Vous étiez connue comme artiste ?

LF : Non. En 1996, j’ai repris à nouveau des études car je sentais que je n’avais plus d’inspiration. J’ai passé de nouveau le concours très sélectif pour l’école des Beaux-Arts [NDLR : l’Institut d’art de Nanjing 南京艺术学院]. J’ai dû démissionner et suis redevenue une étudiante pendant trois ans, un intervalle qui, en Chine, sépare le Master du Doctorat. Je poursuivais mes études sans arrêt car c’était le seul moyen, pour moi, d’apprendre et d’approfondir la peinture. Mes études étaient uniquement centrées sur la peinture à l’huile, dans laquelle je voulais me perfectionner pour pouvoir m’exprimer plus largement.

MC : Et en 1999, vous avez commencé à exposer.

LF : Pendant ces trois années d’études, j’avais déjà fait des expositions personnelles et collectives à l’école des beaux-arts et au musée des beaux-arts du Jiangsu (Jiangsu meishuguan 江苏美术馆).

MC : Comment ces œuvres ont-elles été reçues ?

LF : Je faisais de la peinture à l’huile classique sur des sujets classiques. C’était plutôt une recherche technique et picturale.  Les critiques et les institutions réagissaient normalement, trouvaient mes œuvres de bonne qualité, mais c’est tout. Être exposée en Chine n’était pas ma préoccupation à ce moment-là.  La sélection se faisait sur des critères plus hiérarchiques et politiques qu’artistiques.

MC : En 2001 : qu’est-ce qui vous décide à partir en France ?

LF : À partir de 1999 ou 2000, la France a accepté plus largement des étudiants chinois. Quand je l’ai su, je me suis dit que c’était le moment ou jamais d’y aller, pour me perfectionner. C’est vraiment là que je devais aller, car les artistes qui m’avaient touchée dès mes quinze ans avaient tous travaillé à Paris, comme Van Gogh par exemple. C’est la ville que je connaissais le mieux au monde, virtuellement. J’ai appris un peu le français avant de faire une demande de visa. Au préalable, j’ai dû faire une autre demande de visa touristique pour la Corée, juste pour avoir un passeport. À cette époque, obtenir un passeport ne pouvait se concevoir que pour aller dans des pays très proches. J’ai donc préparé discrètement mon visa étudiant pour la France.  Ça m’a pris presque un an. J’envisageais de partir pendant les vacances scolaires d’été, car j’avais obtenu un nouveau poste de professeur de peinture et de dessin à l’université, et je ne voulais pas créer de problème dans l’organisation des cours en « disparaissant » pendant l’année scolaire. Je suis donc venue à Paris en cachette de ma hiérarchie. Il m’a fallu beaucoup jouer à cache-cache pour faire ce dont j’avais envie et ne pas être embêtée inutilement. Je savais ce que je voulais. Donc j’ai contourné les obstacles. J’avais déjà 33 ans, plus de temps à perdre et nulle peur de repartir de zéro.  L’envie était la plus forte. Je n’ai pas hésité une seconde.

MC : Vous reprenez vos études à Paris.

LF : J’ai commencé par apprendre le français pendant un an, car je n’avais pas le niveau suffisant pour suivre des cours. L’année suivante, j’ai été admise à la Sorbonne, en DEA, dans le cursus « arts plastiques ». J’étais trop âgée et diplômée pour l’École des Beaux-Arts. J’ai terminé ce DEA en un an, car je le considérais comme un peu inutile pour ma peinture. Je n’apprenais pas grand-chose, j’étais déçue. J’ai eu la mention très bien et est été admise en thèse, mais j’ai préféré ne pas poursuivre. Le diplôme n’était pas mon but, je voulais reprendre le pinceau tout de suite.

MC : Que vous a apporté Paris ?

LF : J’y ai découvert les musées, les galeries, les peintures des grands maîtres anciens et modernes, l’art contemporain. Les études à la Sorbonne n’étaient pas ma priorité. Le système d’enseignement ne correspondait pas à ma recherche. J’apprenais plus de choses sur l’art et la peinture dans les musées et les galeries qu’à l’université.

MC : Votre style évolue après votre arrivée à Paris ?

LF : Je me suis lancée à 100% dans la peinture dès l’été 2003, après ma soutenance de diplôme de DEA, à la Sorbonne. Durant cette période, j’exprimais ce que j’avais en moi, après 30 années passées en Chine et deux ans de solitude à Paris. C’était une période lourde, moralement. Chaque fois que je finissais un tableau, c’était comme si je me vidais d’une partie de moi. Cela a donné série des Géants qui dure jusqu’au début 2006.

MC : C’est en 2006 que vous passez au style avec lequel vous avez commencé à asseoir votre carrière.

LF : Au bout de deux ans, j’avais l’impression de m’être vidée de tout ce qui était pesant en moi et j’avais le sentiment que je pouvais commencer une nouvelle vie avec une nouvelle peinture. Je m’ouvrais sur le monde extérieur.

MC : Pourtant, ces nouvelles œuvres semblent toujours marquées par la solitude, notamment à travers le refus d’individualiser les personnages.

LF : Oui. Il y a une cohérence. Il y a toujours cette solitude dans ma peinture.

MC : Vous réalisez plusieurs séries. Les plus connues sont probablement les Passants et Chinese nudes.

LF : Les Passants sont une continuité des Géants. Ce sont toujours des marcheurs, des personnages dans des villes. On y retrouve la solitude. Ce sont des vitrines de notre société. C’est interprété de manière très différente, mais il reste une cohérence d’esprit avec les œuvres précédentes. C’est aussi  la série que j’ai commencée avec ce nouveau style. Chaque année, je peins des œuvres de cette série en parallèle des autres. C’est celle sur laquelle je travaille le plus.

MC : Et d’où ce style vient-il ?

LF : L’inspiration vient de technologies contemporaines, comme la photo numérique ou la vidéo. Elles introduisent, pour moi, un élément très moderne. Je cherche des façons de peindre qui correspondent à notre monde actuel. Ça correspond aussi à ce que je ressens face au monde. Le flou retranscrit le mouvement. Je cherchais aussi à donner à ma peinture un aspect acidulé et tonique.

MC : Cela rend également les visages anonymes.

LF : C’est voulu, ce sont des anonymes que je peins, des gens ordinaires qu’on croise dans la rue. L’absence d’identité est une universalité, tout le monde s’y retrouve.

MC : Pourtant, vous avez fait des portraits dans ce style.

LF : Oui. Lorsque je peins les passants, je n’entre pas dans leur intériorité. Au bout d’un moment, j’ai eu envie d’entrer à l’intérieur de mes personnages. Avec cette technique, cela donne un effet assez étrange au portrait. Quand on pense à un portrait, on imagine les traits d’un visage, les détails. Dans les miens, on ne les voit pas, mais on sent quand même la personnalité, l’expression individuelle. Je ne fais, en portrait, que des gens que je connais. Si je ne connais pas quelqu’un, je ne peux pas en suggérer l’expression.

MC : Vous avez aussi peint des séries plus intimes avec les Plages, les Piscines ou les Pelouses.

LF : Je voulais peindre des gens dans des situations différentes, des corps en repos. C’est plus le côté intime, l’oisiveté. C’est aussi une autre facette de la vie quotidienne des gens. C’est comme des petits moments de bonheur, tranquilles, calmes, au soleil, mais aussi éphémères. Dans la série des Passants, je parle plus des rapports sociaux. Dans celles-ci, c’est plutôt le côté humain, la douceur, qui ressort.

MC : Vous avez fait des paysages.

LF : C’est une exception. Je n’en ai presque pas fait. Ce n’est pas un sujet de prédilection. Par contre, pour la série Grand Lotus, l’idée est venue dès que j’ai aperçu ceux de mon quartier, à Nankin. J’y revenais après quatre ans d’absence, tout avait changé et venait d’être aménagé. Avant, l’endroit était moche, personne n’y allait. Aujourd’hui, sur la rivière, ils ont posé de grands lotus artificiels à l’occasion d’une fête traditionnelle, et, avec cette forêt de gratte-ciels derrière, j’ai été impressionnée. Pour moi, c’est un paysage très ironique et représentatif du développement de la Chine actuelle. Le lotus, c’est le symbole de la pureté, mais la Chine a perdu ces traditions. Elle essaye de renouer avec elles, avec ce type de méthodes. C’est très beau et c’est kitsch.

MC : les couleurs sur vos tableaux sont vives.

LF : Cela fait partie des éléments que j’ai recherchés dès le départ. Je voulais donner cette vision du monde contemporain, lui rendre sa lumière et sa vraie couleur, tels qu’on les voit.  C’est comme si le tableau était allumé. Cela donne une peinture énergique.

MC : En 2012, vous commencez la série des Chinese nudes. Que représentent-ils ?

Cette série a pour origine un blog, monté par des chinois, pour protester contre la censure gouvernementale à l’encontre de l’artiste Ai Weiwei, accusé de « pornographie », pour une série de clichés datant de 2007, sur lesquels il pose nu, entouré de quatre femmes, également dénudées. Les fans d’Ai Weiwei ont lancé ce blog http://awfannude.blogspot.com/, sur lequel ils posent eux-aussi dévêtus pour soutenir l’artiste.

MC : Pourquoi ce sujet ?

LF : Il m’a semblé que cela représentait un témoignage intéressant d’une certaine évolution sociale, c’est pour cela que j’ai souhaité fixer avec ma peinture ce changement révolutionnaire dans la mentalité chinoise.

Du point de vue de mon identité, tout ce qui concerne la Chine me concerne. Quand j’ai découvert ce blog, j’ai été bouleversée par l’évolution des mentalités chinoises contemporaines sur deux points. D’une part, ces gens avaient le courage de soutenir un artiste comme Ai Weiwei. Avant, les Chinois avaient peur de se mettre en avant pour protester. Si Ai Weiwei est censuré et qu’on le soutient, on risque aussi d’être censuré. Que des chinois arrivent à monter un blog pour le soutenir et poster des photos, c’est une révolution énorme pour moi. Et je suis très optimiste pour l’avenir de la Chine. Ce sont ces gens-là qui font bouger la société, qui exercent des pressions sur les autorités. D’autre part, il s’agissait de nus. C’est encore plus fort, sans parler du tabou de la nudité dans la tradition chinoise. Pour intégrer la nudité dans les écoles de beaux-arts, cela a été une grande épreuve il y a cent ans. En Chine, ces derniers 50 ans, on ne pouvait trouver des nus que dans les classes des écoles de beaux-arts. C’était encore vrai jusqu’au début des années 2000. Et maintenant, ils peuvent faire leurs propres photo, nus, et la poster sur Internet, être vus pas des milliards d’internautes dans le monde.

 

MC : Cette série est donc moins l’expression d’un soutien que la retranscription d’un changement de mentalité ?

LF : Personnellement, dans cette série, il n’y a pas de provocation, pas de politique. Il s’agit plus de sociologie. J’ai une vraie admiration et du respect pour Ai Weiwei qui, comme artiste, essaye de s’exprimer librement. Mais, plus important, c’est la vague, le phénomène qu’il a provoqué et qui a fait bouger les choses en Chine. Il est comme un leader qui crée un mouvement. La masse est toujours plus forte que les individus. En tant qu’artiste, je voulais témoigner de ce changement important. D’autant plus que je le vois avec de la distance ; j’ai quitté la Chine depuis treize ans.  

MC Vous avez exposé des œuvres de cette série en Chine.

LF : Oui. J’ai exposé deux tableaux de cette série dans la biennale de Shanghai en 2013. Quand il n’y a pas Ai Weiwei, ou des nus provocants, ça passe. C’est une série importante pour moi.

MC : comment sont reçues vos œuvres en Chine ?

LF : J’ai du mal à le dire. J’ai des retours de mes professeurs et amis artistes, qui apprécient mon travail. Ils trouvent que c’est original, presque révolutionnaire, une nouvelle peinture de bonne qualité. Je considère cela comme un compliment, car les chinois trouvent souvent la peinture contemporaine de pauvre qualité.

MC : Y a-t-il une différence entre votre réception en Chine et en France ?

LF : J’ai peu exposé en Chine. J’ai surtout des retours d’Occidentaux ou de Chinois en Occident.

MC : Quelle est la place de votre production dans l’art contemporain chinois ?

LF : La Chine est trop grande. Je suis noyée dedans. Je parle donc surtout par rapport à la France. C’est une question que je ne me pose pas. Je me demande plutôt comment je me situe dans la peinture contemporaine. La peinture tout court est plus intéressante que sa nationalité, je ne cherche pas à avoir une identité spécifiquement chinoise dans ma peinture. Je vis en dehors de la Chine, c’est normal que mon travail soit plus influencé par l’art contemporain occidental que celui de la Chine. Mais cela ne m’empêche pas d’avoir des inspirations ou de trouver des ressources dans ma culture maternelle.   J’ai conscience que ma peinture correspond à notre époque. Parmi les retours que je reçois, les plus nombreux sont concentrés sur l’originalité de mon style.

MC : Comment voyez-vous l’évolution de votre œuvre ?

LF : Je la vois aller vers plus de liberté et d’innovation, tout en continuant sur cette voie, en restant dans la lignée de la figuration, à la frontière avec l’abstraction. 

Propos recueillis par Maël Bellec en mai 2014 lors d’un premier entretien oral, remis en forme, complétés par des questions et des réponses écrites de l’artiste, puis relus et validés par cette dernière en août 2014.